Que faites-vous là, maintenant, si on vous dit que vous allez mourir dans dix minutes ?
Vous foncez allumer cette Marlboro que vous planquez dans votre tiroir à chaussettes depuis 1975 ?
Vous faites irruption dans le bureau de votre patron avec une liste circonstanciée de ses tares et défauts ?
Vous sautez dans votre voiture direction le grill, et commandez un aloyau à point, avec un supplément de très mauvais cholestérol ?
Il est difficile de répondre à cette question, bien sûr. Pourtant, il y a fort à parier que vos dix dernières minutes sur cette Terre, vous les passeriez à faire des choses que vous ne faites pas aujourd'hui.
D'accord, certains le déploreraient, ils brandiraient vers vous un index sévère et vous diraient qu'il faut vivre chaque instant comme si c'était le dernier: ça prouve juste que certains passeraient les dix dernières minutes de leur vie à donner des conseils idiots.
Il est naturel, normal, de ne pas faire les mêmes choses quand on pense que sa vie va continuer ou qu'elle va s'interrompre brutalement. Alors qu'on pourrait se prélasser dans un bon bain en mangeant des macarons à la pistache avec un chapeau en papier sur la tête, on y va mollo sur les corps gras et le tabac, on sourit consciencieusement à la dernière blague de blonde de notre chef et on lit des articles comme celui-ci.
Or, toutes ces choses, nous les faisons par pure charité pour la personne que nous allons bientôt devenir. Nous traitons notre moi futur comme un enfant et passons une bonne partie de nos journées à lui fabriquer des lendemains qui chantent, du moins l'espérons-nous.
Loin de céder au caprice du moment, nous endossons la responsabilité de son bien-être: chaque mois, nous mettons de côté un peu de notre salaire pour qu'il puisse, lui, profiter de sa retraite sur un green, nous sommes fidèles au jogging et au fil dentaire pour lui éviter à lui infarctus et greffe de la gencive, nous supportons les couches sales et la poule sur son mur qui picore interminablement son pain dur pour qu'un jour des petits-enfants aux joues rebondies sautent sur ses genoux à lui. Même casser un billet à la boulangerie du coin est un acte de charité destiné à la personne qu'on va devenir: c'est elle qui va manger le casse-croûte qu'on est en train de payer. En fait, chaque fois que nous voulons quelque chose - une promotion, un mariage, une voiture ou un cheeseburger -, c'est dans l'espoir qu'une seconde, une minute, une journée ou dix ans plus tard, l'individu qui a nos empreintes digitales profitera du monde hérité de nous et rendra honneur à nos sacrifices en touchant les dividendes de nos brillants placements et de nos abstinences alimentaires.
Tu parles ! Comme les fruits de nos entrailles, notre descendance temporelle est souvent ingrate. On sue sang et eau pour lui offrir ce qui, selon nous, va lui plaire, et la voilà qui quitte son boulot, se laisse pousser les cheveux, emménage ou déménage à l'autre bout du pays et n'en revient pas qu'on ait eu la bêtise de croire qu'elle allait aimer autre chose. On n'arrive pas à obtenir les distinctions et récompenses essentielles, pense-t-on, à son bien-être. La voilà qui finit par rendre grâces au Ciel: Dieu merci les choses n'ont pas tourné selon nos plans mal inspirés et inconséquents. Même cette personne en train de mordre dans l'en-cas tout juste acheté peut faire la grimace et nous accuser, nous, d'avoir choisi le mauvais casse-croûte. Nul n'apprécie les critiques, bien sûr, mais si les choses qu'on s'acharne à obtenir ne font pas le bonheur de notre moi futur, ou si celles qu'on s'efforce vainement d'éviter le font, il semble normal (quoiqu'un peu désobligeant) que ce moi futur jette sur le passé un œil réprobateur et se demande ce qui a bien pu nous passer par la tête. Il admettra peut-être que nos intentions étaient louables et reconnaîtra, de mauvaise grâce, que nous avons fait de notre mieux, mais il ira inévitablement pleurnicher chez son psy: pourquoi ce "de notre mieux" n'était-il pas assez bon pour lui ?
Comment tout cela est-il possible ?
Ne devrait-on pas connaître les goûts, les préférences, les besoins, les désirs de celui ou celle qu'on sera l'an prochain - ou, au moins, cet après-midi ?
Ne devrait-on pas comprendre assez notre moi futur pour façonner sa vie: lui trouver une carrière et un(e) partenaire qu'il chérira, lui acheter une housse de canapé qui lui plaira pendant des années ?
Comment se fait-il qu'il se retrouve avec, dans son grenier comme dans sa vie, une foule de trucs pour nous indispensables et qui, pour lui, sont lourds, encombrants, inutiles ?
Pourquoi critique-til nos choix sentimentaux, reconsidère-t-il nos stratégies d'avancement et va-t-il dépenser une petite fortune pour faire enlever des tatouages qui avaient précisément coûté une fortune ?
Pourquoi éprouve-t-il regret et soulagement quand il pense à nous, et non gratitude et fierté ?
Si encore on l'avait négligé, ignoré, maltraité, ce serait compréhensible - mais, bon sang ! on lui a donné le meilleur de notre vie ! Comment peut-il être déçu en touchant au but que l'on convoitait, prendre les choses à la légère quand il atterrit pile où on voulait l'empêcher d'arriver ?
Quelque chose ne tourne pas rond chez lui ?
Et si c'était chez nous que ça ne tournait pas rond...
Les erreurs que l'on commet en essayant d'imaginer l'avenir sont légitimes, normales et systématiques. Elles nous disent les pouvoirs et les limites de la prévision.
avant-propos du succulent livre de Daniel Todd Gilbert: "Et si le bonheur vous tombait dessus"
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