jeudi

Art et symbole parmi les neiges

Ce qui distingue toute grande civilisation de type "traditionnel", c'est son caractère total et organique. Les différentes expressions de la vie n'y sont pas fragmentées en domaines séparés, mais rassemblées autour d'un axe unique et informées, fût-ce à des degrés divers, par une même signification, spirituelle et transcendante;
l'extérieur est alors symbole de l'intérieur, le visible symbole de l'invisible. Le monde de l'action acquiert une dimension "rituelle", seule censée pouvoir le justifier; la "culture" n'y présente pas le caractère autonome, laïc, exclusivement laïc qu'elle a pris à une époque relativement récente; elle apparaît plutôt comme une série d'indications pour que l'homme se tourne, virtuellement ou effectivement, vers ce qu'il y a de plus qu' humain dans l'humain. Ceci vaut donc pour la pensée comme pour l' ethos héroïque traditionnel, pour les sciences comme pour l'art.

Dans une civilisation traditionnelle, il n'y a d'art que "religieux", au sens supérieur, non purement dévotionnel du terme, le psychologisme et le narcissisme des "auteurs" ne pouvant y trouver la moindre place, non plus d'ailleurs que le naturalisme ou le réalisme, au sens profane de ce dernier terme.
Ce sont ces idées qui nous sont venues à l'esprit lorsque nous avons feuilleté une superbe publication de l' Académie d'Italie consacrée à certains aspects de l'art de l'une des civilisations les plus "traditionnelles" qui soient, de l'art indo-tibétain (Giuseppe Tucci, Indo-Tibetica, Roma, 1933). il s'agit d'une étude sur les mc' od rten et les ts'a ts'sa : les premiers sont des monuments particuliers alignés tout au long des sentiers du Tibet et de la prodigieuse "demeure des neiges" (tel est le sens du mot Himalaya), parfois isolément, parfois en groupe ou reliés entre eux par les murets caractéristiques portant des inscriptions sacrées; les seconds, de petites sculptures d'argile, couvertes de personnages divins et de symboles, destinées pour l'essentiel à être offertes rituellement par le voyageur, pour remplacer les mc' od rten, ou pour être placées dans ceux-ci, ce qu'on comprendra mieux lorsqu'on saura que mc' od rten signifie littéralement "réceptacle" ou "soutien des offrandes".

Les principaux exemplaires de ces étranges monuments du Tibet portent des noms particulièrement significatifs: mc' od rten de la "descente du ciel", de la "grande illumination", de la "victoire", du "grand prodige". Les symboles et formules qui y sont gravés, de même que les murets qui les relient, sont bien plus que des expressions d'adoration servile ou de piété humaine; ils rendent pour ainsi dire "sensible' le don du dharma, de la "loi" ou de la "voie". Révélée et réalisée de façon éminente par des êtres comme le Bouddha, elle restera toujours source de vairagya et de udvega, c'est-à-dire de ce dégoût et de ce trouble qui arrachent les "nobles" au simple fait d'exister et font naître en eux la sensation et la nostalgie d'une réalité plus vraie, plus libre, plus puissante. Construire un mc' od rten ou façonner un ts'a ts'sa, c'est donc pratiquement ajouter un maillon à la chaîne invisible de la "loi" et de l' éveil"; et le rituel rigoureux qui préside à l'édification de ces monuments étant inséparable de l'intention précise d'attirer sur eux une vie et une présence "divines", celui qui, passant devant les mc' od rten, fera une offrande, récitera une formule, déposera une petite image sculptée afin de matérialiser rituellement une intention et une foi, participera ainsi à cette vie invisible, l'accroîtra d'un nouveau germe vital, qui fructifiera de façon occulte pour le donateur.

L'auteur de la monographie dont nous parlons fait justement remarquer que, sur les représentations picturales des traditions les plus caractéristiques de l' Inde et du Tibet, tout ce qui est en rapport avec la foi est exprimé dans un langage imagé de lignes et de formes qui élèvent le croyant ou l'initié à certains plans de l'expérience intérieure et qui sont donc des véhicules efficaces de la réalisation mystique.
L'art indien n'a jamais été marqué par l'exactitude technique ou par la reproduction fidèle de choses visibles. Construire, peindre, sculpter, c'est traduire dans les hiéroglyphes de la ligne, de la forme ou de la couleur expériences, vérités et intuitions présentes avec une clarté plus ou moins grande dans l'esprit de tous". On retrouve ce critère dans les mc' od rten, puisque des raisons symboliques, analogiques et magiques inspirent et déterminent la construction du monument jusque dans les plus petits détails, selon telle forme plutôt que telle autre. Mais il importe de souligner ici l'opposition entre cette forme d'art symbolique et l'art religieux tel qu'il apparaît surtout dans le cadre du christianisme. A la divinité personnalisée du croyant chrétien, aux êtres surnaturels distincts de lui, correspondent, dans les traditions métaphysiques de l'Orient (comme, du reste, également dans de nombreuses traditions du plus vieil Occident) des symboles d'états de conscience supérieurs et d'énergies mystiques, susceptibles, les uns et les autres, d'être réalisés sub specie interioritatis le long de la "voie de l' Eveil". La théologie cède la place à une psychologie transcendantale. L' humanisation et la substantialisation du divin, si fréquentes dans l'art religieux chrétien qu'elles donnent lieu à un naturalisme de fait, sont donc ici tout à fait absentes. La monstruosité même de certaines images aux innombrables têtes et membres, indique clairement qu'il n'y a là aucune référence, même lointaine et analogique, à la nature, mais qu'il s'agit d'un art symbolique.

D'ailleurs, les différentes parties des petits monuments tibétains en forme de pyramides représentent pour ainsi dire les étapes ou les degrés hiérarchiques d'un itinéraire d' "éveil" et d'accomplissement intérieur. D' après la tradition, à la base, le premier niveau du mc' od rten rappelle à l'esprit du voyageur les "quatre consciences" relatives à la corporéité, à la sensation, à l'imagination et à l'enseignement. Les degrés suivants de la construction font respectivement allusion aux "quatre renoncements parfaits"; aux puissances de détermination et aux vertus qui favorisent l'illumination, à l'octuple sentier.
Encore plus haut, l'édifice rappelle des modes transcendants de connaissance, des capacités de vision qui dépassent les limitations de la naissance et de la mort, des puissances d'intrépidité et de victoire face aux forces obscures de la nature et de l'eros; enfin, au sommet de la petite tour, une triple ornementation exprime souvent la trinité suprême fournie par le Soleil, la Lune et le Feu: le Soleil, énergie divine mâle; la Lune, d'où provient la force réalisatrice, la dynamis féminine; le Feu dévorant, qui est leur synthèse (souvent exprimée à travers le symbolisme de l'union du dieu solaire avec son épouse ou "puissance", çakti ayant en sanscrit cette double signification), principe de toute animation et de tout éveil. Selon les doctrines indo-tibétaines, toute cette hiérarchie est composée d'éléments qui admettent différents degrés de réalité: ils peuvent être soit des phénomènes d'ordre supraconscient, soit des données objectives du monde, soit enfin des puissances "dormant" au plus profond de l'être humain. Dans certains mc' od rten, en effet, le symbolisme met en rapport les différents éléments de l'édifice votif avec les centres mystiques ou "roues de vie" - les cakra - que la connaissance initiatique des ascètes situe à des "points" bien précis du corps. Soleil et Lune correspondent alors, à leur tour, à deux énergies mystérieuses agissant dans la réalisation intérieure, et leur synthèse est ce "Feu" qui devra réveiller ou "faire fleurir" - sphota - ces centres mystiques et mener l'ascète à l'accomplissement suprême, pour lequel les textes bouddhiques utilisent souvent le symbolisme de la haute montagne, du Lion victorieux ou du dordje - le "diamant-foudre" - accomplissement dont il est dit dans un texte: "désormais, il n'y a plus ni ici ni là, ni vie ni mort, mais calme et illumination comme dans un océan infini".

Nous nous souvenons d'une ascension faite cet été dans une des régions où s'est le mieux conservé quelque chose de l'atmosphère du Moyen-Age catholique le plus "traditionnel": le Tyrol autrichien.
Nous partîmes de la limite extrême de sombres forêts, quasi nibelungiennes, puis, après avoir traversé une zone de rochers couverte de broussaille, nous suivîmes un sentier incertain parmi les moraines, le long duquel se succédaient, jusqu'aux neiges éternelles, de petits sanctuaires de forme plutôt grossière.A cette altitude, ils semblaient avoir été érigés pour les choses bien plus que pour les hommes et retraçaient un itinéraire sacré - les diverses stations de la Via Crucis, de la Passion à la Résurrection; tout en scandant le rythme d'une ascension pénible, depuis les brumes des vallées jusqu'à la clarté étincelante et désincarnée des cimes; En haut, au sommet du Gloss-Glockner, se dressait parmi les glaces une grande croix faite de barres d'acier, enchaînée à la roche au centre d'un horizon circulaire et totalement dégagé. En son milieu étaient gravés des vers d'inspiration sacrée, pour une part, héroïque, pour l'autre. Une aventure physique qui, en ces moments privilégiés où l'intérieur et l'extérieur correspondent, contenait en même temps une dimension métaphysique.
Des expériences de ce type peuvent peut-être nous faire comprendre de façon vivante ce que signifie dans une région également montagneuse comme le Tibet, mais bien plus saturée de "mythes" et de symboles, la série des mc' od rten, des murets et des étranges pierres rituelles disséminés sur des étendues désertes. Et aussi ce que ces objets peuvent rappeler au voyageur et à l'ascète, parmi le silence et la solitude, qui constituent l'atmosphère naturelle de toute grandeur.

extrait du livre de Julius EVOLA: "Méditations du haut des cimes"
Pour EVOLA, l'alpinisme est une métaphysique pratique


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