Riches et Pauvres: l'égalitarisme chrétien dans l'histoire du christianisme primitif
Pour démontrer qu'un communisme de consommation régnait dans les toutes premières Églises, on se fonde généralement sur des textes tirés des Actes des apôtres. En voici les principaux:
- Et tous les croyants se réunissaient en un même lieu, avaient tout en commun et ils vendaient leurs propriétés et leurs biens et les partageaient entre tous, selon que quelqu'un était dans le besoin (II, 44.)
- Car il n'y avait aucun indigent parmi eux, tous ceux qui étaient possesseurs de terres ou de maisons les vendaient et apportaient le prix de ce qu'ils avaient vendu et le déposaient aux pieds des apôtres, puis cela se distribuait à chacun selon qu'il en avait besoin (IV, 34, 35.)
Mais, d'autre part, les Actes ne contiennent aucune condamnation de la propriété privée; plus même, on y peut lire en toutes lettres (V, I, 11) que la communauté des biens n'était pas obligatoire.
Pierre dit à Ananie qui avait détourné une partie du prix de son champ:
Ananie, pourquoi Satan a-t-il rempli ton coeur au point que tu aies menti à l' Esprit Saint et fait détournement sur le prix de ton champ ? Est-ce que le bien restant ne restait pas à toi, et vendu, à ta disposition ne demeurait pas ? ( trad. Loisy.)
Bizarre communauté des biens et comme il faut interpréter subjectivement les textes pour conclure à son existence !
Rien du tout ne nous prouve que Jésus s'intéresse en soi à la pauvreté plutôt qu'à la richesse. il serait très naïf de le prendre pour un présocialiste ... il ne condamne que le mauvais riche... et il ne fait, que nous sachions, aucune objection de principe au droit de posséder et de jouir de ce qu'on a... Bien plus, il sait que de la richesse peuvent sortir maintes œuvres bonnes et très profitables à qui les accomplit.
Que la richesse ait été permise, des textes le prouvent:
- Recommande aux riches du présent siècle de ne pas être orgueilleux, et de ne pas mettre leur espérance dans des richesses incertaines, mais de la mettre en Dieu, qui nous donne avec abondance toutes choses pour que nous en jouissions. Recommande-leur de faire du bien, d'êtres riches en bonnes œuvres, d'avoir de la libéralité, de la générosité. (Tim., VI, 17, 18.)
Si quelqu'un possède les biens du monde, et que, voyant son frère dans le besoin, il lui ferme ses entrailles, comment l'amour de Dieu demeure-t-il en lui ? (Ep. de Jean, III, 17.)
Dans le Pasteur d' Hermas, l'un des premiers écrits chrétiens, il est dit que le pauvre doit s'appuyer sur le riche comme la vigne sur l'ormeau:
- Le riche possède des biens terrestres, mais, du côté de Dieu, il est pauvre car le soin de ses richesses le distrait et sa prière n'a que peu d'autorité auprès du Seigneur. Lorsqu'il aura prêté au pauvre l'appui de sa fortune, le pauvre à son tour priera pour lui et lui obtiendra les biens spirituels, car le pauvre est riche en prières et Dieu l'exauce facilement.
Saint Justin, un des "premiers apologistes", ne raisonne pas autrement:
- Ceux qui ont les moyens et qui veulent bien donner selon leur idée, et chacun comme il l'entend. Ce qui est ainsi recueilli est déposé chez celui qui a l'autorité, celui-ci dès lors vient en aide aux orphelins et aux veuves, à ceux que la maladie ou toute autre cause a mis dans le dénuement, aux captifs, aux voyageurs pauvres, en un mot, il prend soin des indigents. (Apologie, LXVII.)
Non plus que Clément d' Alexandrie:
- Les richesses sont faites pour qu'on s'en serve. Si on s'en sert bien, elles sont un instrument de justice; si on s'en sert mal, un instrument d'iniquité. Elles ne sont en elles-mêmes ni bonnes ni mauvaises.
Et quand nous trouvons des textes - bien rares - qui résonnent différemment, il faut les examiner de très près et distinguer entre la lettre et l'esprit, surtout chez les premiers Pères de l' Église; Tertullien, dans son Apologie (39) écrit: " Chez nous, tous les biens sont en commun", mais dès qu'il passe à la réalité, il en appelle au droit romain contre les "spoliateurs". Il y a des nécessités démagogiques... Il faut aussi remarquer que pour les tout premiers chrétiens condamner les richesses, c'était condamner les gentils, car les communautés comptaient alors bien peu de gens riches.
Quant à l' apparence communiste de la communauté galiléenne, en supposant contrairement à la vraisemblance que les Actes des apôtres en décrivent exactement le régime, elle provenait aussi, comme Loisy le remarque dans la Naissance du Christianisme p 135, de la pauvreté qui régnait dans le premier noyau des croyants galiléens que l'attente de la parousie prochaine, de la fin du monde et de l'avènement du royaume des cieux détournait des soucis terrestres; cette apparence est d'ailleurs importante; les textes même prouvent que les masses rêvaient un autre état social et, pris à la lettre, ils engendreront les hérésies, ils serviront de couvert idéologique à des mouvements sociaux au moyen âge et lors de la Réforme.
En fait, dans ces premières communautés, comme dans les communautés mithriaques, comme dans de nombreux collèges religieux, l'aide aux pauvres était pratiquée, moyen de propagande très efficace à un moment où les distributions de pain et d'huile se faisaient rares et où la crise s'approfondissant, les petites gens, les artisans, nombreux, semble-t-il, en ces communautés, étaient durement frappés. Les repas chrétiens continuaient ces distributions de vivres que les chevaliers opéraient en faveur de leurs clients; des agapes communes étaient constituées. Ces repas aidaient aux conversions en masse; dans les Actes des apôtres, il est question, non sans quelque exagération, de 3 ooo convertis qui "persévérèrent en la doctrine et en la distribution du pain". Bref, on remarque non un pseudo-communisme de consommation, mais la continuation de pratiques charitables ou rituelles qui permettaient aux riches, aux possédants d'obtenir leur admission dans l' Église, aux prix de quelques sacrifices, ventes ou dons, et ces méthodes constituèrent un remarquable moyen de recruter des fidèles parmi les éléments ruinés ou déclassés.
l' Église s'est toujours bien gardée d'enseigner aux pauvres d'où provenaient les richesses des heureux de ce monde. Elle a donné à ce problème terrestre une réponse toute céleste; voici, par exemple ce que pense Chrysostome de l'origine des richesses:
- D'où vient que celui-ci est riche, demande Saint Jean Chrysostome (Math. nomil., 75). Je vous répondrai: les uns le sont par un don de Dieu, les autres par sa permission, d'autres, enfin, par les effets d'une dispensation dont le secret nous est inconnu. Or, si Dieu dispense sa richesse ou la permet, n'acquiert-elle pas, par là-même, un caractère sacré, n'est-ce point renforcer la loi temporelle par la loi divine ?
Et bien entendu, saint Augustin donna à cet enseignement le caractère plus net:
- Le vrai pauvre de Dieu est celui qui l'est dans le fond de l'âme et non celui qui mendie. (Saint Augustin, Ps., 83.)
Ou encore:
- Ce n'est pas l'argent que l'on condamne dans l'homme riche, mais seulement l'avarice. (Ps., 51.)
- C'est dans le cœur et non d'après le coffre que Dieu examine quels sont les riches et quels sont les pauvres. (Ps., XLVIII.)
Les textes chrétiens primitifs témoignent non pas d'une condamnation réelle des richesses et de l'existence d'un communisme de consommation, mais de l'extension du parasitisme, ce fléau du monde romain, qui persistait sous une apparence religieuse, et qui, au lieu d'aider à la lutte de classes l'entravait:
- La charité est la cynique entremetteuse qui corrompt le pauvre, avilit sa dignité et l'accoutume à supporter en patience son inique et misérable sort (Paul Lafargue: La charité chrétienne p 3)
La philanthropie n'a rien de commun avec le communisme, et le renoncement aux biens de ce monde dans l'espoir d'une vie future très proche ne peut être taxé de socialiste.
Mais, nous objectera-t-on, Jésus a prêché l'égalité: " Quiconque s'élève sera abaissé..." Certes, mais quelle égalité ?
- Le christianisme, dit Engels, n'a connu qu'une égalité entre tous les hommes, celle du péché originel égal, qui correspondait tout à fait à son caractère de religion des esclaves et des opprimés. A côté de cela, c'est tout au plus s'il connaissait l'égalité des élus, sur laquelle on ne mit d'ailleurs l'accent que tout au début. Les traces de communauté des biens qui se trouvent également dans les débuts de la religion nouvelle se ramènent plutôt à la solidarité entre persécutés qu'à des idées réelles d'égalité.
Et c'est en ce sens qu'il faut interpréter la parole fameuse du Christ, et non dans celui d'un socialisme quelconque:
- N'appelez personne sur la terre votre père; car un seul est votre père, celui qui est aux cieux !... Quiconque s'élève sera abaissé et quiconque s'abaissera sera élevé. (MATTH., XXIII, 9, 12.)
Dernière objection: Engels aurait souligné dans ses écrits la "parfaite analogie" qu'il avait trouvée dans la formation du mouvement communiste de l'époque contemporaine et les origines du christianisme primitif.
Il est en effet exact que, dans l' Histoire du christianisme primitif, Engels compare le christianisme primitif au mouvement ouvrier; mais toute comparaison suppose des différences et non seulement des ressemblances. Or, dans le même écrit, il souligne avec insistance la principale de ces différences: si le christianisme transfère dans un monde céleste tout espoir d'affranchissement, le socialisme, lui, voit dans le monde terrestre, dans sa transformation, le moyen de libérer réellement les opprimés.
L'histoire du christianisme primitif offre de curieux points de contact avec le mouvement ouvrier moderne. Comme celui-ci, le christianisme était à l'origine le mouvement des opprimés; il apparaissait tout d'abord comme religion des esclaves et des affranchis, des pauvres et des hommes privés de droits, des peuples subjugués ou dispersés par Rome. Tous deux, le christianisme aussi bien que le socialisme ouvrier, prêchent une délivrance prochaine de la servitude et de la misère; le christianisme transporte cette délivrance dans l'au-delà, dans une vie après la mort, dans le ciel; le socialisme la place dans ce monde, dans une transformation de la société... Seulement, le christianisme, comme cela devait fatalement être, étant donné les conditions historiques, ne voulait pas réaliser la transformation sociale de ce monde, mais dans l'au-delà, dans le ciel, dans la vie éternelle, après la mort, dans le millénium imminent. (Engels)
Peut-on parler d'une "parfaite analogie" ? A-t-on le droit d'écrire, comme Kautsky, que "le mouvement socialiste est plus proche du christianisme primitif que tout autre mouvement contemporain ?" ( Karl Kautsky: la social-démocratie et l' Église catholique p 26)
L'essentiel d'un mouvement de masses, n'est-ce donc pas la solution qu'il propose aux problèmes qui se posent à lui ? Or, le christianisme, né comme une protestation contre l'état social, refusa toujours de toucher à cet ordre établi; il représentait l'impuissance relative des esclaves, des prolétaires antiques; le socialisme, lui, représente la puissance économique politique et culturelle du prolétariat moderne.
Et c'est à Marx que nous emprunterons la conclusion de ce chapitre:
*Les principes sociaux du christianisme ont eu dix huit cents ans pour se développer et ils n'ont besoin d'aucune propagande ultérieure de la part des conseillers du consistoire prussien.
*Les principes sociaux du christianisme ont approuvé l'esclavage antique, ils ont glorifié le servage médiéval et ils savent aussi, quand c'est nécessaire, quoique avec une piteuse mine, défendre l'oppression actuelle du prolétariat.
*Les principes sociaux du christianisme déclarent nécessaire l'existence des classes et de la classe exploiteuse et de la classe exploitée - et ils expriment seulement le vœu pieux que la première soit charitable à cette dernière.
*Les principes sociaux du christianisme transfèrent au ciel la récompense promise par les conseillers du consistoire pour toutes les misères qu'on souffre ici bas, et, par là-même, ils justifient la persistance de ces misères sur la terre.
*Les principes sociaux du christianisme expliquent toutes les vilenies commises par les exploiteurs à l'égard des exploités ou comme une juste punition du péché originel et des autres péchés, ou comme une épreuve que le Seigneur, dans sa sagesse, envoie aux hommes qu'il a rachetés.
*Les principes sociaux du christianisme glorifient la lâcheté, la mortification de soi-même, la soumission, l'humilité, bref toutes les qualités mêmes de la canaille; mais pour le prolétariat qui ne veut être traité comme le rebut du genre humain, le courage, la conscience, le sentiment de la fierté et de l'indépendance sont plus importants que le pain quotidien.
*Les principes sociaux du christianisme portent l'empreinte de la servilité et de l'hypocrisie, tandis que le prolétariat est révolutionnaire.
( Karl Marx: "le communisme de l' observateur rhénan" 1847)
extrait des Origines de la religion par Charles Hainchelin
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire